Un "Point de vue" à méditer.
Faut-il nécessairement reconstruire l'île Séguin ?
LEMONDE.FR | 08.02.12 | 09h30
Comment expliquer la différence d'approche pour l'aménagement urbain qui préside à la reconfiguration de deux grandes friches industrielles à la périphérie de Paris ? D'un coté la Cité du Cinéma de Luc Besson dans une ancienne centrale électrique, bientôt achevée à Saint Denis, de l'autre une île en jachère, dont les halles métalliques étaient l'un des plus grands espaces couverts du monde, à Boulogne-Billancourt.
J'ai eu la chance de développer ces deux projets, à peu près à la même période (Reichen et Robert, architectes). La Cité du Cinéma sera inaugurée en mai prochain, mais nos études pour l'Ile Seguin sont restées dans leurs cartons, après avoir été abondamment montrées il y a une dizaine d'années.
Pour la Cité du Cinéma, Luc Besson nous a choisi après avoir découvert l'ancienne chocolaterie Menier, reconfigurée pour accueillir les bureaux de Nestlé France, à Noisiel (77), dont je fus l'architecte. Il y avait décelé la magie des structures anciennes et des machines conservées, et la "dramaturgie" des espaces industriels. Pour moi, une Cité du Cinéma se devait de "célébrer les noces" des deux grands composants du cinéma : la lumière et l'espace. Dans la Centrale de Saint Denis, la lumière était produite grâce à l'électricité de cinq magnifiques turbines, installées dans l'espace fabuleux de la longue halle qui structure ce magnifique ensemble industriel. Le projet comporte des plateaux de tournage, les équipements de post-production, l'école de cinéma Louis Lumière, des bureaux et un restaurant occupant la salle des pompes donnant sur la Seine.
Quant à l'Ile Seguin, je connaissais sa nature "artificielle", ayant pris connaissance des études géotechniques du sol : à l'origine, des cultures maraîchères sur un terrain meuble, inondable, puis en 1920 une surélévation de 4,5 m grâce à des gravats maintenus par un double paroi périphérique. L'île est impropre à des constructions autres que légères. Elle n'est "constructible" qu'avec des tours, ceci pour amortir les coûts considérables des fondations : nécessité de se fonder vers 35 m de profondeur, présence d'une forêt de plus de mille anciens pieux en bois, de 12 à 25 m qui "cloutent" l'île au droit des anciens poteaux.
Impossibles à extraire ni à réemployer, ces pieux imposent des contraintes considérables dans l'implantation des constructions futures. Basée sur la conservation des structures existantes, notre proposition de 2001 était simple : un nouveau quartier, de 2 et 3 niveaux, couvert par le "velum" que formait les verrières conservées, sur un sous-sol abritant véhicules, services, réserves et locaux techniques, l'ensemble totalisant 180 000 m2 développés. Assurant une mixité de fonctions, ce projet était innovant vis-à-vis des exigences actuelles concernant les économies d'énergie. La conservation des structures existantes assurait une protection contre les intempéries, intégrant des panneaux solaires, et rendait ce projet particulièrement économique. Un groupe de promotion australien a proposé à Renault et à la ville l'acquisition de l'île pour la développer en totalité selon notre projet.
Cette proposition fut sans suite, malgré les preuves de faisabilité techniques et financières données par la vaste opération de Walsh Bay à Sydney, composée d'entrepôts reconvertis, réalisée par ces promoteurs, et dont j'étais l'urbaniste conseil du plan d'aménagement. La Cité du Cinéma s'est réalisée dans le cadre de la reconfiguration de la Plaine à Saint Denis, une priorité pour le maire, Patrick Braouzec : le "Projet Urbain" proposait une vision globale du territoire avec des objectifs clairs. Il se réalise peu à peu, notamment avec l'achèvement du quartier de Landy France. Ce secteur est l'un des plus dynamique du Grand Paris, grâce peut-être à une confiance réciproque entre ses partenaires.
A l'inverse, les terrains anciens Renault sont développés avec pour seule ambition de satisfaire à des besoins d'aujourd'hui, sans réflexion sur ceux du futur, et clairement orientés vers un objectif de rentabilité. Au delà, les maires successifs et les conseillers dont ils furent entourés n'ont pas su percevoir les spécificités du site. Pour moi, l'aménagement urbain n'est pas le résultat d'un programme alléchant exprimé par des images de synthèses, mais celui d'une réflexion sur l'histoire d'un site, sur sa capacité technique à être construit, sur son environnement et son "génie des lieux", sources de la créativité architecturale et urbaine. Lovée dans le creux de la vallée, l'île Seguin s'offre à la vue depuis les coteaux et depuis les berges de la Seine. Pour continuer d'être émerveillé par ce site exceptionnel, ne faut-il pas préserver son "vide médian" (François Cheng) ? Dans ce contexte, et n'ayant plus la possibilité de réhabiliter les 115 000 m2 de halles industrielles aujourd'hui démolies, la solution n'est-elle pas de s'abstenir de reconstruire l'île Seguin, en renonçant au "manque à gagner" que cela représente ? Le coût d'une opération chirurgicale n'est jamais évoqué lorsqu'il s'agit de sauver une vie.
Par analogie, ne faut-il pas se détacher des enjeux financiers au profit d'autres potentiels du site, notamment "immatériels" ? De préférence au projet actuel de tours et d'immeubles, il me paraît plus pertinent de développer des programmes à vocation culturelle, éducative, et ludique, ainsi que des installations éphémères, constructions basses implantées avec sensibilité dans un grand parc au bord de l'eau. La qualité et le succès du Parc de la Villette et de l'île St Germain- et probablement de la Cité du Cinéma - devraient nous faire réfléchir. Et gardons toujours en mémoire la recommandation de l'architecte Glen Murcutt : "Ne touche cette terre qu'avec délicatesse".
Philippe Robert anime aujourd'hui ArchiTREK et a réalisé le Musée des Impressionnismes.
Philippe Robert, président honoraire de Reichen et Robert et Ass.
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